Vous faites les plus jolies nouvelles du monde en vers, mais en vers aussi doux que naturels. Je voudrais bien, charmante comtesse, vous en dire une à mon tour ; cependant je ne sais si vous pourrez vous en divertir. Je suis aujourd’hui de l’humeur du Bourgeois gentilhomme : je ne voudrais ni vers ni prose pour vous la conter ; point de grands mots, point de brillants, point de rimes ; un tour naïf m’accommode mieux ; en un mot, un récit sans façon et comme on parle : je ne cherche que quelque moralité.
Mon historiette en fournit assez, et par là elle pourra vous être agréable. Elle roule sur deux proverbes au lieu d’un : c’est la mode ; vous, vous les aimez : je m’accommode à l’usage avec plaisir. Vous y verrez comment nos aïeux savaient insinuer qu’on tombe dans mille désordres quand on se plaît à ne rien faire, ou, pour parler comme eux, « qu’oisiveté est la mère de tous les vices ; » et vous aimerez sans doute leur manière de persuader. Le second proverbe est qu’il faut être toujours sur ses gardes ; vous voyez bien que je veux dire que « la défiance est mère de la sûreté. »
Non, l’amour ne triomphe guères
Que des cœurs qui n’ont point d’affaires.
Vous, qui craignez que d’un adroit vainqueur
Votre raison ne devienne la dupe,
Beautés, si vous voulez conserver votre cœur,
Il faut que votre esprit s’occupe.
Mais si, malgré vos soins, votre sort est d’aimer,
Gardez du moins de vous laisser charmer,
Sans connaître
Celui que votre cœur veut se donner pour maître.
Craignez les blondins doucereux
Qui fatiguent les ruelles,
Et, ne sachant que dire aux belles,
Soupirent sans être amoureux.
Défiez-vous des conteurs de fleurettes,
Connaissez bien le fond de leurs esprits ;
Auprès de toutes les Iris
Ils débitent mille sornettes.
Défiez-vous enfin de ces brusques amants
Qui se disent en feu dès les premiers moments
Et jurent une vive flamme ;
Moquez-vous de ces vains serments.
Pour bien assujettir une âme,
Il faut qu’il en coûte du temps.
Gardez qu’un peu de complaisance
Ne désarme trop tôt votre austère fierté ;
De votre juste défiance
Dépend votre repos et votre sûreté.
Mais je n’y songe pas, madame ; j’ai fait des vers ; an lien de m’en tenir au goût de M. Jourdain, j’ai rimé sur le ton de Quinault. Je reprends sur le ton simple au plus vite, de peur d’avoir part aux vieilles haines qu’on eut pour cet agréable moraliseur, et de peur qu’on ne m’accuse de le piller et de le mettre en pièces, comme tant d’auteurs impitoyablement font tous les jours.
Du temps des premières croisades, un roi de je ne sais quel royaume de l’Europe se résolut d’aller faire la guerre aux infidèles dans la Palestine. Avant que d’entreprendre un si long voyage, il mit un si bon ordre aux affaires de son royaume, et il en confia la régence à un ministre si habile, qu’il fut en repos de ce côté-là. Ce qui inquiétait le plus ce prince, c’était le soin de sa famille. Il avait perdu la reine, son épouse, depuis assez peu de temps : elle ne lui avait point laissé de fils : mais il se voyait père de trois jeunes princesses à marier. Ma chronique ne m’a point appris leur véritable nom ; je sais seulement que, comme en ces temps heureux la simplicité des peuples donnait sans façon des surnoms aux personnes éminentes, suivant leurs bonnes qualités ou leurs défauts, on avait surnommé l’aînée de ces princesses NONCHALANTE, ce qui signifie indolente en style moderne ; la seconde, BABILLARDE ; et la troisième, FINETTE : noms qui avaient tous un juste rapport aux caractères de ces trois sœurs.
Jamais on n’a vu rien de si indolent qu’était Nonchalante. Tous les jours elle n’était pas éveillée à une heure après midi : on la traînait à l’église telle qu’elle sortait de son lit, sa coiffure en désordre, sa robe détachée, point de ceinture, et souvent une mule d’une façon et une autre de l’autre. On corrigeait cette différence durant la journée, mais on ne pouvait résoudre cette princesse à être autrement qu’en mules : elle trouvait une fatigue insupportable à mettre des souliers. Quand Nonchalante avait dîné, elle se mettait à sa toilette, où elle était jusqu’au soir : elle employait le reste de son temps, jusqu’à minuit, à jouer et à souper ; ensuite on était presque aussi longtemps à la déshabiller qu’on avait été à l’habiller : elle ne pouvait jamais parvenir à aller se coucher qu’au grand jour.
Babillarde menait une autre sorte de vie. Cette princesse était fort vive, et n’employait que peu de temps pour sa personne ; mais elle avait une envie de parler si étrange, que, depuis qu’elle était éveillée jusqu’à ce qu’elle fût endormie, la bouche ne lui fermait pas. Elle savait l’histoire des mauvais ménages, des liaisons tendres, des galanteries, non-seulement de toute la cour, mais des plus petits bourgeois. Elle tenait registre de toutes les femmes qui exerçaient certaines rapines dans leur domestique, pour se donner une parure plus éclatante, et était informée précisément de ce que gagnait la suivante de la comtesse une telle, et le maître d’hôtel du marquis un tel. Pour être instruite de toutes les petites choses, elle écoutait sa nourrice et sa couturière avec plus de plaisir qu’elle n’aurait fait un ambassadeur, et ensuite elle étourdissait de ces belles histoires, depuis le roi son père jusqu’à ses valets de pied ; car, pourvu qu’elle parlât, elle ne se souciait pas à qui. La démangeaison de parler produisit encore un autre mauvais effet chez cette princesse. Malgré son grand rang, ses airs trop familiers donnèrent la hardiesse aux blondins de la cour de lui débiter des douceurs. Elle écouta leurs fleurettes sans façon, pour avoir le plaisir de leur répondre ; car, à quelque prix que ce fût, il fallait que, du matin au soir, elle écoutât ou caquetât. Babillarde, non plus que Nonchalante, ne s’occupait jamais ni à penser, ni à faire aucune réflexion, ni à lire ; elle s’embarrassait aussi peu d’aucun soin domestique, ni des amusements de l’aiguille et du fuseau. Enfin ces deux sœurs, dans une éternelle oisiveté, ne faisaient jamais agir leur esprit ni leurs mains.
La sœur cadette de ces deux princesses était d’un caractère bien différent. Elle agissait incessamment de l’esprit et de sa personne : elle avait une vivacité surprenante : elle s’appliquait à en faire un bon usage. Elle savait parfaitement bien danser, chanter, jouer des instruments ; réussissait avec une adresse admirable à tous les petits travaux de la main, qui amusent d’ordinaire les personnes de son sexe ; mettait l’ordre et la règle dans la maison du roi, et empêchait, par ses soins, les pilleries des petits officiers ; car dès ce temps-là ils se mêlaient de voler les princes.
Ses talents ne se bornaient pas là ; elle avait beaucoup de jugement, et une présence d’esprit si merveilleuse, qu’elle trouvait sur-le-champ des moyens pour sortir de toutes sortes d’affaires. Cette jeune princesse avait découvert, par sa pénétration, un piège dangereux qu’un ambassadeur de mauvaise foi avait tendu au roi son père, dans un traité que ce prince était tout près de signer. Pour punir la perfidie de cet ambassadeur et de son maître, le roi changea l’article du traité ; et, en le mettant dans les termes que lui avait inspirés sa fille, il trompa à son tour le trompeur même. La jeune princesse découvrit encore un tour de fourberie qu’un ministre voulait jouer au roi, et, par le conseil qu’elle donna à son père, il fit retomber l’infidélité de cet homme-là sur lui-même. La princesse donna, en plusieurs autres occasions, des marques de sa pénétration et de sa finesse d’esprit ; elle en donna tant, que le peuple lui donna le nom de Finette. Le roi l’aimait beaucoup plus que ses autres filles, et il faisait un si grand fond sur son bon sens, que, s’il n’avait point eu d’autre enfant qu’elle, il serait parti sans inquiétude ; mais il se défiait autant de la conduite de ses autres filles, qu’il se reposait sur celle de Finette. Ainsi, pour être sûr des démarches de sa famille, comme il se croyait sûr de celles de ses sujets, il prit les mesures que je vais dire.
Vous qui êtes si savante dans toutes sortes d’antiquités, je ne doute pas, comtesse charmante, que vous n’ayez cent fois entendu parler du merveilleux pouvoir des fées. Le roi dont je vous parle, étant ami intime d’une de ces habiles femmes, alla trouver cette amie : il lui représenta l’inquiétude où il était touchant ses filles.
— Ce n’est pas, lui dit ce prince, que les deux aînées dont je m’inquiète aient jamais fait la moindre chose contre leur devoir, mais elles ont si peu d’esprit, elles sont si imprudentes, et vivent dans une si grande désoccupation, que je crains que, pendant mon absence, elles n’aillent s’embarrasser dans quelque folle intrigue pour trouver de quoi s’amuser. Pour Finette, je suis sûr de sa vertu ; cependant je la traiterai comme les autres, pour faire tout égal : c’est pourquoi, sage fée, je vous prie de me faire trois quenouilles de verre pour mes filles, qui soient faites avec un tel art, que chaque quenouille ne manque pas de se casser sitôt que celle à qui elle appartiendra fera quelque chose contre sa gloire.
Comme cette fée était des plus habiles, elle donna à ce prince trois quenouilles enchantées et travaillées avec tous les soins nécessaires pour le dessein qu’il avait. Mais il ne fut pas content de cette précaution ; il mena les princesses dans une tour fort haute, qui était bâtie dans un lieu bien désert. Le roi dit à ses filles qu’il leur ordonnait de faire leur demeure dans cette tour pendant tout le temps de son absence, et qu’il leur défendait d’y recevoir aucune personne que ce fût. Il leur ôta tous leurs officiers de l’un et de l’autre sexe ; et après leur avoir fait présent des quenouilles enchantées, dont il leur expliqua les qualités, il embrassa les princesses, et ferma les portes de la tour, dont il prit lui-même les clefs ; puis il partit.
Vous allez peut-être croire, madame, que ces princesses étaient là en danger de mourir de faim : point du tout ; on avait eu soin d’attacher une poulie à une des fenêtres de la tour, on y avait mis une corde à laquelle les princesses attachaient un corbillon qu’elles descendaient chaque jour. Dans ce corbillon on mettait leurs provisions pour la journée, et quand elles l’avaient remonté, elles retiraient avec soin la corde dans la chambre.
Nonchalante et Babillarde menaient dans cette solitude une vie qui les désespérait ; elles s’ennuyaient à un point qu’on ne saurait exprimer ; mais il fallait prendre patience, car on leur avait fait la quenouille si terrible, qu’elles craignaient que la moindre démarche un peu équivoque ne la fît casser.
Pour Finette, elle ne s’ennuyait point du tout : son fuseau, son aiguille et ses instruments de musique lui fournissaient des amusements ; et, outre cela, par l’ordre du ministre qui gouvernait l’État, on mettait dans le corbillon des princesses des lettres qui les informaient de tout ce qui se passait au dedans et au dehors du royaume. Le roi l’avait permis ainsi ; et le ministre, pour faire sa cour aux princesses, ne manquait pas d’être exact sur cet article. Finette lisait toutes ces nouvelles avec empressement, et s’en divertissait. Pour ses deux sœurs, elles ne daignaient pas y prendre la moindre part : elles disaient qu’elles étaient trop chagrines pour avoir la force de s’amuser de si peu de chose ; il leur fallait au moins des cartes pour se désennuyer pendant l’absence de leur père.
Elles passaient donc ainsi tristement leur vie en murmurant contre leur destin ; et je crois qu’elles ne manquèrent pas de dire :
— Qu’il vaut mieux être né heureux que d’être né fils de roi.
Elles étaient souvent aux fenêtres de leur tour pour voir du moins ce qui se passerait dans la campagne. Un jour, comme Finette était occupée dans sa chambre à quelque joli ouvrage, ses sœurs, qui étaient à la fenêtre, virent au pied de leur tour une pauvre femme vêtue de haillons déchirés, qui leur criait sa misère fort pathétiquement ; elle les priait à mains jointes, de la laisser entrer dans leur château, leur représentant qu’elle était une malheureuse étrangère qui savait mille sortes de choses, et qu’elle leur rendrait service avec la plus exacte fidélité. D’abord les princesses se souvinrent de l’ordre qu’avait donné la roi leur père de ne laisser entrer personne dans la tour ; mais Nonchalante était si lasse de se servir elle-même, et Babillarde si ennuyée de n’avoir que ses sœurs à qui parler, que l’envie qu’eut l’une d’être coiffée en détail, et l’empressement qu’eut l’autre d’avoir une personne de plus pour jaser, les engagea à se résoudre de laisser entrer la pauvre étrangère.
— Pensez-vous, dit Babillarde à sa sœur, que la défense du roi s’étende sur des gens comme cette malheureuse ? Je crois que nous la pouvons recevoir sans conséquence.
— Vous ferez tout ce qu’il vous plaira, ma sœur, répondit Nonchalante.
Babillarde, qui n’attendait que ce consentement, descendit aussitôt le corbillon, la pauvre femme se mit dedans, et les princesses la montèrent avec le secours de la poulie.
Quand cette femme fut devant leurs yeux, l’horrible malpropreté de ses habits les dégoûta : elles voulurent lui en donner d’au très ; mais elle leur dit qu’elle en changerait le lendemain, et que, pour l’heure qu’il était, elle allait songer à les servir. Comme elle allait achever de parler, Finette revint de sa chambre. Cette princesse fut étrangement surprise de voir cette inconnue avec ses sœurs ; elles lui dirent pour quelles raisons elles l’avaient fait monter, et Finette, qui vit que c’était une chose faite, dissimula le chagrin qu’elle eut de cette imprudence.
Cependant la nouvelle officière des princesses fit cent tours dans le château sous prétexte de leur service, mais en effet pour observer la disposition du dedans ; car, madame, je ne sais si vous ne vous en doutez point déjà, mais cette gueuse prétendue était aussi dangereuse dans le château, que le fut le comte Ory dans le couvent où il entra déguisé en abbesse fugitive.
Pour ne pas vous tenir davantage en suspens, je vous dirai que cette créature couverte de haillons était le fils aîné d’un roi puissant, voisin du père des princesses. Ce jeune prince, qui était un des plus artificieux esprits de son temps, gouvernait entièrement le roi son père, et il n’avait pas besoin de beaucoup de finesse pour cela : car ce roi était d’un caractère si doux et si facile, qu’on lui en avait donné le surnom de MOULT-BENIN. Pour le jeune prince, comme il n’agissait que par artifice et par détours, les peuples l’avaient surnommé RICHE-EN-CAUTÈLE, et, pour abréger, on disait RICHE-CAUTÈLE.
Il avait un frère cadet qui était aussi rempli de belles qualités que son aîné l’était de défauts : cependant, malgré la différence d’humeurs, on voyait entre ces deux frères une union si parfaite, que tout le monde en était surpris. Outre les bonnes qualités de l’âme qu’avait le prince cadet, la beauté de son visage et la grâce de sa personne étaient si remarquables, qu’elles l’avaient fait nommer BEL-A-VOIR. C’était le prince Riche-Cautèle qui avait inspiré à l’ambassadeur du roi son père ce trait de mauvaise foi que l’adresse de Finette avait fait tomber sur eux. Riche-Cautèle qui n’aimait déjà guère le roi, père des princesses, avait achevé par là de le prendre en aversion ; ainsi, quand il sut les précautions que ce prince avait prises à l’égard de ses filles, il se fit un pernicieux plaisir de tromper la prudence d’un père si soupçonneux. Riche-Cautèle obtint permission du roi son père d’aller faire un voyage, sous des prétextes qu’il inventa ; et il prit des mesures qui le firent parvenir à entrer dans la tour des princesses, comme vous avez vu.
En examinant le château, le prince remarqua qu’il était facile aux princesses de se faire entendre des passants, et il en conclut qu’il pouvait rester dans son déguisement pendant tout le jour, parce qu’elles pourraient bien, si elles s’en avisaient, appeler du monde et le faire punir de son entreprise téméraire. Il conserva donc toute la journée les habits et le personnage de gueuse de profession, et le soir, lorsque les trois sœurs eurent soupé, Riche-Cautèle jeta les haillons qui le couvraient, et laissa voir des habits de cavalier tout couverts d’or et de pierreries. Les pauvres princesses furent si épouvantées de cette vue, que toutes se mirent à fuir avec précipitation. Finette et Babillarde, qui étaient agiles, eurent bientôt gagné leur chambre ; mais Nonchalante, qui avait à peine l’usage de marcher, fut en un instant atteinte par le prince.
Aussitôt il se jeta à ses pieds, lui déclara qui il était, et lui dit que la réputation de sa beauté et ses portraits l’avaient engagé à quitter une cour délicieuse pour lui venir offrir ses vœux et sa foi. Nonchalante fut d’abord si éperdue, qu’elle ne pouvait répondre au prince qui était toujours à genoux : mais, comme en lui disant mille douceurs et lui faisant mille protestations, il la conjurait avec ardeur de le recevoir pour époux dès ce moment-là même, sa mollesse naturelle ne lui laissant pas la force de disputer, elle dit nonchalamment à Riche-Cautèle qu’elle le croyait sincère, et qu’elle acceptait sa foi. Elle n’observa pas de plus grandes formalités que celles-là dans la conclusion de ce mariage ; mais aussi elle en perdit sa quenouille : elle se brisa en mille morceaux.
Cependant Babillarde et Finette étaient dans des inquiétudes étranges ; elles avaient gagné séparément leurs chambres, et elles s’y étaient enfermées. Ces chambres étaient assez éloignées l’une de l’autre ; et, comme chacune de ces princesses ignorait entièrement le destin de ses sœurs, elles passèrent la nuit sans fermer l’œil. Le lendemain, le pernicieux prince mena Nonchalante dans un appartement bas qui était au bout du jardin ; et là cette princesse témoigna à Riche-Cautèle l’inquiétude où elle était de ses sœurs, quoiqu’elle n’osât se présenter devant elles, dans la crainte qu’elles ne blâmassent fort son mariage. Le prince lui dit qu’il se chargerait de le leur faire approuver ; et, après quelques discours, il sortit, et enferma Nonchalante sans qu’elle s’en aperçût ; ensuite il se mit à chercher les princesses avec soin. Il fut quelque temps sans pouvoir découvrir dans quelles chambres elles étaient enfermées. Enfin l’envie qu’avait Babillarde de toujours parler étant cause que cette princesse parlait toute seule en se plaignant, le prince s’approcha de la porte de sa chambre, et la vit par le trou de la serrure.
Riche-Cautèle lui parla au travers de la porte, et lui dit, comme il avait dit à sa sœur, que c’était pour lui offrir son cœur et sa foi qu’il avait fait l’entreprise d’entrer dans la tour. Il louait avec exagération sa beauté et son esprit ; et Babillarde, qui était très-persuadée qu’elle possédait un mérite extrême, fut assez folle pour croire ce que le prince lui disait ; elle lui répondit un flux de paroles qui n’étaient pas trop désobligeantes. Il fallait que cette princesse eût une étrange fureur de parler, pour s’en acquitter comme elle faisait dans ces moments, car elle était dans un abattement terrible, outre qu’elle n’avait rien mangé de la journée, par la raison qu’il n’y avait rien, dans sa chambre, propre à manger. Comme elle était d’une paresse extrême, et qu’elle ne songeait jamais à rien qu’à toujours parler, elle n’avait pas la moindre prévoyance ; quand elle avait besoin de quelque chose, elle avait recours à Finette, et cette aimable princesse, qui était aussi laborieuse et prévoyante que ses sœurs l’étaient peu, avait toujours dans sa chambre une infinité de massepains, de pâtes et de confitures sèches et liquides qu’elle avait faites elle-même. Babillarde donc, qui n’avait pas un pareil avantage, se sentant pressée par la faim et par les tendres protestations que lui faisait le prince au travers de la porte, l’ouvrit enfin à ce séducteur ; et quand elle eut ouvert, il fit encore parfaitement le comédien auprès d’elle ; il avait bien étudié son rôle.
Ensuite ils sortirent tous deux de cette chambre, et s’en allèrent à l’office du château, où ils trouvèrent toutes sortes de rafraîchissements ; car le corbillon en fournissait toujours les princesses d’avance. Babillarde continuait d’abord à être en peine de ce qu’étaient devenues ses sœurs ; mais elle s’alla mettre dans l’esprit, sur je ne sais quel fondement, qu’elles étaient toutes deux enfermées dans la chambre de Finette, où elles ne manquaient de rien. Riche-Cautèle fit tous ses efforts pour la confirmer dans cette pensée, et lui dit qu’ils iraient trouver ces princesses vers le soir : elle ne fut pas de cet avis ; elle répondit qu’il fallait les aller chercher quand ils auraient mangé.
Enfin le prince et la princesse mangèrent ensemble de fort bon accord ; et, après qu’ils eurent achevé, Riche-Cautèle demanda à aller voir le bel appartement du château : il donna la main à la princesse, qui le mena dans ce lieu ; quand il y fut, il y recommença à exagérer la tendresse qu’il avait pour elle et les avantages qu’elle trouverait en l’épousant. Il lui dit, comme il l’avait dit à Nonchalante, qu’elle devait accepter sa foi au moment même, parce que, si elle allait trouver ses sœurs avant que de l’avoir reçu pour époux, elles ne manqueraient pas de s’y opposer, puisque, étant sans contredit le plus puissant prince voisin, il paraissait plus vraisemblablement un parti pour l’aînée que pour elle ; qu’ainsi cette princesse ne consentirait jamais à une union qu’il souhaitait avec toute l’ardeur imaginable. Babillarde, après bien des discours qui ne signifiaient rien, fut aussi extravagante qu’avait été sa sœur ; elle accepta le prince pour époux, et ne se souvint des effets de sa quenouille de verre qu’après que cette quenouille se fut cassée en cent pièces.
Vers le soir, Babillarde retourna dans sa chambre avec le prince, et la première chose que vit cette princesse, ce fut sa quenouille de verre en morceaux. Elle se troubla à ce spectacle ; le prince lui demanda le sujet de son trouble. Comme la rage de parler la rendait incapable de rien taire, elle dit sottement à Riche-Cautèle le mystère des quenouilles ; et ce prince eut une joie de scélérat de ce que le père des princesses serait par là entièrement convaincu de la mauvaise conduite de ses filles.
Cependant Babillarde n’était plus en humeur d’aller chercher ses sœurs ; elle craignait avec raison qu’elles ne pussent approuver sa conduite ; mais le prince s’offrit de les aller trouver, et dit qu’il ne manquerait pas de moyens pour les persuader de l’approuver. Après cette assurance, la princesse, qui n’avait point dormi de la nuit, s’assoupit ; pendant qu’elle dormait, Riche-Cautèle l’enferma à la clef, comme il avait fait à Nonchalante.
N’est-il pas vrai, belle comtesse, que ce Riche-Cautèle était un grand scélérat, et ces deux princesses, de lâches et imprudentes personnes ? Je suis fort en colère contre tous ces gens-là, et je ne doute pas que vous ne le soyez beaucoup aussi ; mais ne vous inquiétez point, ils seront tous traités comme ils le méritent : il n’y aura que la sage et courageuse Finette qui triomphera.
Quand ce prince perfide eut renfermé Babillarde, il alla dans toutes les chambres du château les unes après les autres ; et, comme il les trouva toutes ouvertes, il conclut qu’une seule, qu’il voyait fermée par dedans, était assurément celle où s’était retirée Finette. Comme il avait composé une harangue circulaire, il s’en alla débiter à la porte de Finette les mêmes choses qu’il avait dites à ses sœurs. Mais cette princesse, qui n’était pas dupe comme une de ses aînées, l’écouta assez longtemps sans lui répondre. Enfin, voyant qu’il était éclairci qu’elle était dans cette chambre, elle lui dit que, s’il était vrai qu’il eût une tendresse aussi forte et aussi sincère pour elle qu’il voulait le lui persuader, elle le priait de descendre dans le jardin et d’en fermer la porte sur lui, et qu’après, elle lui parlerait tant qu’il voudrait par la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur le jardin.
Riche-Cautèle ne voulut point accepter ce parti ; et, comme la princesse s’opiniâtrait toujours à ne point vouloir ouvrir, ce méchant prince, d’impatience, alla querir une bûche et enfonça la porte. Il trouva Finette armée d’un gros marteau, qu’on avait laissé par hasard dans une garde-robe qui était proche de sa chambre. L’émotion animait le teint de cette princesse, et, quoique ses yeux fussent pleins de colère, elle parut à Riche-Cautèle d’une beauté à enchanter. Il voulut se jeter à ses pieds, mais elle lui dit fièrement, en reculant :
— Prince, si vous approchez de moi, je vous fendrai la tête avec ce marteau.
— Quoi ! belle princesse, s’écria Riche-Cautèle de son ton hypocrite, l’amour qu’on a pour vous s’attire une si cruelle haine !
Il se mit à lui prôner de nouveau, mais d’un bout de la chambre à l’autre, l’ardeur violente que lui avait inspirée la réputation de sa beauté et de son esprit merveilleux. Il ajouta qu’il ne s’était déguisé que pour venir lui offrir, avec respect, son cœur et sa main, et lui dit qu’elle devait pardonner à la violence de sa passion la hardiesse qu’il avait eue d’enfoncer sa porte. Il finit en lui voulant persuader, comme il avait fait à ses sœurs, qu’il était de son intérêt de le recevoir pour époux au plus vite. Il dit encore à Finette qu’il ne savait pas où s’étaient retirées les princesses ses sœurs, parce qu’il ne s’était pas mis en peine de les chercher, n’ayant songé qu’à elle. L’adroite princesse feignant de se radoucir, lui dit qu’il fallait chercher ses sœurs, et qu’après on prendrait des mesures tous ensemble ; mais Riche-Cautèle lui répondit qu’il ne pouvait se résoudre à aller trouver les princesses qu’elle n’eût consenti à l’épouser, parce que ses sœurs ne manqueraient pas de s’y opposer, à cause de leur droit d’aînesse.
Finette, qui se défiait avec raison de ce prince perfide, sentit redoubler ses soupçons par cette réponse : elle trembla de ce qui pouvait être arrivé à ses sœurs, et se résolut de les venger du même coup qui lui ferait éviter un malheur pareil à celui qu’elle jugeait qu’elles avaient eu. Cette jeune princesse dit donc à Riche-Cautèle qu’elle consentait sans peine à l’épouser, mais qu’elle était persuadée que les mariages qui se faisaient le soir étaient toujours malheureux ; qu’ainsi elle priait de remettre la cérémonie de se donner une foi réciproque au lendemain matin ; elle ajouta qu’elle l’assurait de n’avertir les princesses de rien, et lui dit qu’elle le priait de la laisser un peu de temps seule pour penser au ciel ; qu’ensuite elle le mènerait dans une chambre où il trouverait un fort bon lit, et qu’après, elle reviendrait s’enfermer chez elle jusqu’au lendemain.
Riche-Cautèle qui n’était pas un fort courageux personnage, et qui voyait toujours Finette armée du gros marteau, dont elle badinait comme on fait d’un éventail ; Riche-Cautèle, dis-je, consentit à ce que souhaitait la princesse, et se retira pour la laisser quelque temps méditer. Il ne fut pas plutôt éloigné, que Finette courut faire un lit sur le trou d’un égout qui était dans une chambre du château. Cette chambre était aussi propre qu’une autre ; mais on jetait dans le trou de cet égout, qui était fort spacieux, toutes les ordures du château. Finette mit sur ce trou deux bâtons croisés très-faibles, puis elle fit bien proprement un lit par-dessus, et s’en retourna aussitôt dans sa chambre. Un moment après, Riche-Cautèle y revint ; et la princesse le conduisit où elle venait de faire le lit, et se retira. Le prince, sans se déshabiller, se jeta sur le lit avec précipitation, et sa pesanteur ayant fait tout d’un coup rompre les petits bâtons, il tomba au fond de l’égout sans pouvoir se retenir, en se faisant vingt bosses à la tête et en se fracassant de tous côtés. La chute du prince fit un grand bruit dans le tuyau ; d’ailleurs il n’était pas éloigné de la chambre de Finette : elle sut aussitôt que son artifice avait eu tout le succès qu’elle s’était promis, et elle en ressentit une joie secrète qui lui fut extrêmement agréable. On ne peut pas décrire le plaisir qu’elle eut de l’entendre barboter dans l’égout. Il méritait bien cette punition, et la princesse avait raison d’en être satisfaite.
Mais sa joie ne l’occupait pas si fort qu’elle ne pensât plus à ses sœurs. Son premier soin fut de les chercher. Il lui fut facile de trouver Babillarde. Riche-Cautèle, après avoir renfermé cette princesse à double tour, avait laissé la clef à sa chambre. Finette entra dans cette chambre avec empressement, et le bruit qu’elle fit réveilla sa sœur en sursaut. Elle fut bien confuse en la voyant. Finette lui raconta de quelle manière elle s’était défaite du prince fourbe qui était venu pour les outrager. Babillarde fut frappée de cette nouvelle comme d’un coup de foudre ; car, malgré son caquet, elle était si peu éclairée, qu’elle avait cru ridiculement tout ce que Riche-Cautèle lui avait dit. Il y a encore des dupes comme celle-là au monde. Cette princesse, dissimulant l’excès de sa douleur, sortit de sa chambre pour aller, avec Finette, chercher Nonchalante. Elles parcoururent toutes les chambres du château sans trouver leur sœur ; enfin Finette s’avisa qu’elle pouvait bien être dans l’appartement du jardin : elles l’y trouvèrent en effet, demi-morte de désespoir et de faiblesse ; car elle n’avait pris aucune nourriture de la journée. Les princesses lui donnèrent tous les secours nécessaires ; ensuite elles firent ensemble des éclaircissements qui mirent Nonchalante et Babillarde dans une douleur mortelle, puis toutes trois s’allèrent reposer.
Cependant Riche-Cautèle passa la nuit fort mal à son aise ; et quand le jour fut venu, il ne fut guère mieux. Ce prince se trouvait dans des cavernes dont il ne pouvait pas voir tonte l’horreur, parce que le jour n’y donnait jamais. Néanmoins, à force de se tourmenter, il trouva l’issue de l’égout, qui donnait dans une rivière assez éloignée du château. Il trouva moyen de se faire entendre à des gens qui péchaient dans cette rivière, dont il fut tiré dans un état qui fit compassion à ces bonnes gens.
Il se fit transporter à la cour du roi son père, pour se guérir h loisir ; et la disgrâce qui lui était arrivée lui fit prendre une si forte haine contre Finette, qu’il songea moins à se guérir qu’à se venger d’elle.
Cette princesse passait des moments bien tristes : la gloire lui était mille fois plus chère que la vie, et la honteuse faiblesse de ses sœurs la mettait dans un désespoir dont elle avait peine à se rendre maîtresse. Cependant la mauvaise santé de ces deux princesses, qui était causée par les suites de leur mariage indigne, mit encore la constance de Finette à l’épreuve. Riche-Cautèle, qui était déjà un habile fourbe, rappela tout son esprit depuis son aventure pour devenir fourbissime. L’égout ni les contusions ne lui donnaient pas tant de chagrin que le dépit d’avoir trouvé quelqu’un plus fin que lui. Il se douta des suites de ses deux mariages ; et pour tenter les princesses malades, il fit porter sous les fenêtres de leur château de grandes caisses remplies d’arbres tout chargés de beaux fruits. Nonchalante et Babillarde, qui étaient souvent aux fenêtres, ne manquèrent pas de voir ces fruits : aussitôt il leur prit une envie violente d’en manger, et elles persécutèrent Finette de descendre dans le corbillon pour en aller cueillir. La complaisance de cette princesse fut assez grande pour vouloir bien contenter ses sœurs ; elle descendit, et leur rapporta de ces beaux fruits, qu’elles mangèrent avec la dernière avidité.
Le lendemain, il parut des fruits d’une autre espèce Nouvelle envie des princesses : nouvelle complaisance de Finette ; mais des officiers de Riche-Cautèle, cachés, et qui avaient manqué leur coup la première fois, ne le manquèrent pas celle-ci : ils se saisirent de Finette, et l’emmenèrent aux yeux de ses sœurs, qui s’arrachaient les cheveux de désespoir.
Les satellites de Riche-Cautèle firent si bien, qu’ils menèrent Finette dans une maison de campagne où était le prince pour achever de se remettre en santé. Comme il était transporté de fureur contre cette princesse, il lui dit cent choses brutales, à quoi elle répondit toujours avec une fermeté et une grandeur d’âme dignes d’une héroïne comme elle était. Enfin, après l’avoir gardée quelques jours prisonnière, il la fit conduire au sommet d’une montagne extrêmement haute, et il y arriva lui-même un moment après elle. Dans ce lieu, il annonça qu’on l’allait faire mourir d’une manière qui le vengerait des tours qu’elle lui avait faits. Ensuite ce perfide prince montra barbarement à Finette un tonneau tout hérissé par dedans de canifs, de rasoirs et de clous à crochet, et lui dit que, pour la punir comme elle le méritait, on l’allait jeter dans ce tonneau, puis le rouler du haut de la montagne en bas. Quoique Finette ne fût pas Romaine, elle ne fut pas plus effrayée du supplice qu’on lui préparait, que Régulus l’avait été autrefois à la vue d’un destin pareil. Cette jeune princesse conserva toute sa fermeté, et même toute sa présence d’esprit. Riche-Cautèle, au lieu d’admirer son caractère héroïque, en prit une nouvelle rage contre elle, et songea à hâter sa mort. Dans cette vue, il se baissa vers l’entrée du tonneau qui devait être l’instrument de sa vengeance, pour examiner s’il était bien fourni de toutes ses armes meurtrières. Finette, qui vit son persécuteur attentif à regarder, ne perdit point de temps : elle le jeta habilement dans le tonneau, et le fit rouler du haut de la montagne en bas, sans donner au prince le temps de se reconnaître. Après ce coup, elle prit la fuite ; et les officiers du prince, qui avaient vu avec une extrême douleur la manière cruelle dont leur maître voulait traiter cette admirable princesse, n’eurent garde de courir après elle pour l’arrêter. D’ailleurs ils étaient si effrayés de ce qui venait d’arriver à Riche-Cautèle, qu’ils ne purent songer à autre chose qu’à tâcher d’arrêter le tonneau qui roulait avec violence ; mais leurs soins furent inutiles ; il roula jusqu’au bas de la montagne, et ils en tirèrent leur prince couvert de mille plaies.
L’accident de Riche-Cautèle mit au désespoir le roi Moult-Benin et le prince Bel-à-voir. Pour les peuples de leurs États, ils n’en furent point touchés ; Riche-Cautèle en était très-haï, et même l’on s’étonnait de ce que le jeune prince, qui avait des sentiments si nobles et si généreux, pût tant aimer cet indigne aîné. Mais tel était le bon naturel de Bel-à-voir, qu’il s’attachait fortement à tous ceux de son sang ; et Riche-Cautèle avait toujours eu l’adresse de lui témoigner tant d’amitié, que ce généreux prince n’aurait jamais pu se pardonner de n’y pas répondre avec vivacité. Bel-à-voir eut donc une douleur violente des blessures de son frère, et il mit tout en usage pour tâcher de les guérir promptement : cependant, malgré les soins empressés que tout le monde en prit, rien ne soulageait Riche-Cautèle ; au contraire, ses plaies semblaient toujours s’envenimer de plus en plus, et le faire souffrir longtemps.
Finette, après s’être dégagée de l’effroyable danger qu’elle avait couru, avait encore regagné heureusement le château où elle avait laissé ses sœurs, et n’y fut pas longtemps sans être livrée à de nouveaux chagrins. Les deux princesses mirent au monde un fils, dont Finette se trouva fort embarrassée. Cependant le courage de cette princesse ne s’abattit point, l’envie qu’elle eut de cacher la honte de ses sœurs la fit résoudre à s’exposer encore une fois, quoiqu’elle en vît bien le péril. Elle prit, pour faire réussir le dessein qu’elle avait, toutes les mesures que la prudence peut inspirer : elle se déguisa en homme, enferma les enfants de ses sœurs dans des boîtes, et elle y fit de petits trous vis-à-vis de la bouche des enfants, pour leur laisser la respiration ; elle prit un cheval, emporta ces boîtes et quelques autres ; et dans cet équipage, elle arriva à la ville capitale du roi Moult-Benin, où était Riche-Cautèle.
Quand Finette fut dans cette ville, elle apprit que la manière magnifique dont le prince Bel-à-voir récompensait les remèdes qu’on donnait à son frère, avait attiré à la cour tous les charlatans de l’Europe ; car dès ce temps-là il y avait quantité d’aventuriers sans emploi, sans talent, qui se donnaient pour des hommes admirables qui avaient reçu des dons du ciel pour guérir toutes sortes de maux. Ces gens, dont la seule science était de fourber hardiment, trouvaient toujours beaucoup de croyance parmi les peuples. Ils savaient leur imposer par leur extérieur extraordinaire, et par les noms bizarres qu’ils prenaient. Ces sortes de médecins ne restent jamais dans le lieu de leur naissance et la prérogative de venir de loin souvent leur tient lieu de mérite chez le vulgaire.
L’ingénieuse princesse, bien informée de tout cela, se donna un nom parfaitement étranger pour ce royaume-là : ce nom était SANATIO ; puis elle fit annoncer de tous côtés que le chevalier Sanatio était arrivé avec des secrets merveilleux pour guérir toutes sortes de blessures les plus dangereuses et les plus envenimées. Aussitôt Bel-à-voir envoya quérir le prétendu chevalier. Finette vint, fit le médecin empirique le mieux du monde, débita cinq ou six mots de l’art d’un air cavalier ; rien n’y manquait. Cette princesse fut surprise de la bonne mine et des manières agréables de Bel-à-voir ; et après avoir raisonné quelque temps avec ce prince, au sujet des blessures de Riche-Cautèle, elle dit qu’elle allait querir une bouteille d’une eau incomparable, et que cependant elle laissait deux boîtes qu’elle avait apportées, qui contenaient des onguents excellents, propres au prince blessé.
Là-dessus, le prétendu médecin sortit : il ne revenait point ; l’on s’impatientait beaucoup de le voir tant tarder. Enfin, comme on allait envoyer le presser de venir, on entendit des cris de petits enfants dans la chambre de Riche-Cautèle ; cela surprit tout le monde, car il ne paraissait point d’enfants. Quelqu’un prêta l’oreille, et on découvrit que ces cris venaient des boîtes de l’empirique.
C’étaient en effet les neveux de Finette. Cette princesse leur avait fait prendre beaucoup de nourriture avant de venir au palais, mais comme il y avait déjà longtemps, ils en souhaitaient de nouvelle, et ils expliquaient leurs besoins en chantant sur un ton indolent. On ouvrit les boîtes, et l’on fut fort surpris d’y voir bien effectivement deux marmots, qu’on trouva fort jolis. Riche-Cautèle se douta aussitôt que c’était encore un nouveau tour de Finette : il en conçut une fureur qu’on ne peut pas dire, et ses maux en augmentèrent à un tel point, qu’on vit bien qu’il fallait qu’il en mourût.
Bel-à-voir en fut pénétré de douleur ; et Riche-Cautèle, perfide jusqu’à son dernier moment, songea à abuser de la tendresse de son frère.
— Vous m’avez toujours aimé, prince, lui dit-il, et vous pleurez ma perte. Je n’ai plus besoin de preuves de votre amitié par rapport à la vie : je meurs ; mais si je vous ai été véritablement cher, promettez-moi de m’accorder la prière que je vais vous faire.
Bel-à-voir, qui, dans l’état où il voyait son frère, se sentait incapable de lui rien refuser, lui promit, avec les plus terribles serments, de lui accorder tout ce qu’il lui demanderait. Aussitôt que Riche-Cautèle eut entendu ces serments, il dit à son frère en l’embrassant :
— Je meurs consolé, prince, puisque je serai vengé : car la prière que j’ai à vous faire, c’est de demander Finette en mariage aussitôt que je serai mort. Vous obtiendrez sans doute cette maligne princesse, et dès qu’elle sera en votre pouvoir, vous lui plongerez un poignard dans le sein.
Bel-à-voir frémit d’horreur à ces mots : il se repentit de l’imprudence de ses serments, mais il n’était plus temps de se dédire, et il ne voulut rien témoigner de son repentir à son frère, qui expira peu de temps après.
Le roi Moult-Benin en eut une sensible douleur. Pour son peuple, loin de regretter Riche-Cautèle, il fut ravi que sa mort assurât la succession du royaume à Bel-à-voir, dont le mérite était chéri de tout le monde.
Finette, qui était encore une fois heureusement retournée avec ses sœurs, apprit bientôt la mort de Riche-Cautèle, et peu de temps après, on annonça aux trois princesses le retour du roi leur père. Ce prince vint avec empressement dans leur tour, et son premier soin fut de demander à voir les quenouilles de verre. Nonchalante alla querir la quenouille de Finette, la montra au roi ; puis, ayant fait une profonde révérence, elle porta la quenouille où elle l’avait prise. Babillarde fit le même manège, et Finette à son tour apporta sa quenouille ; mais le roi, qui était soupçonneux, voulut voir les trois quenouilles à la fois. II n’y eut que Finette qui put montrer la sienne ; et le roi entra dans une telle fureur contre ses deux filles aînées, qu’il les envoya à l’heure même à la fée qui lui avait donné les quenouilles, en la priant de les garder toute leur vie auprès d’elle, et de les punir comme elles le méritaient.
Pour commencer la punition des princesses, la fée les mena dans une galerie de son château enchanté, où elle avait fait peindre l’histoire d’un nombre infini de femmes illustres qui s’étaient rendues célèbres par leurs vertus et par leur vie laborieuse. Par un effet merveilleux de l’art de féerie, toutes ces figures avaient du mouvement et étaient en action depuis le matin jusqu’au soir. On voyait de tous côtés des trophées et des devises à la gloire de ces femmes vertueuses ; et ce ne fut pas une légère mortification pour les deux sœurs de comparer le triomphe de ces héroïnes avec la situation méprisable où leur malheureuse imprudence les avait réduites. Pour comble de chagrin, la fée leur dit avec gravité que, si elles s’étaient aussi bien occupées que celles dont elles voyaient les tableaux, elles ne seraient pas tombées dans les indignes égarements où elles s’étaient, perdues, mais que l’oisiveté était la mère de tous vices et la source de tous les malheurs. La fée ajouta que, pour les empêcher de tomber jamais dans des malheurs pareils, et pour leur faire réparer le temps qu’elles avaient perdu, elle allait les occuper d’une bonne manière. En effet, elle obligea les princesses de s’employer aux travaux les plus grossiers et les plus vils, et, sans égard pour leur teint, elle les envoyait cueillir des pois dans ses jardins, et en arracher les mauvaises herbes. Nonchalante ne put résister au désespoir qu’elle eut de mener une vie si peu conforme à ses inclinations : elle mourut de chagrin et de fatigue. Babillarde, qui trouva moyen, quelque temps après, de s’échapper la nuit du château de la fée, se cassa la tête contre un arbre, et mourut de cette blessure entre les mains des paysans.
Le bon naturel de Finette lui fit ressentir une douleur bien vive du destin de ses sœurs ; et au milieu de ses chagrins, elle apprit que le prince Bel-à-voir l’avait fait demander en mariage au roi son père, qui l’avait accordée sans l’avertir ; car dès ce temps-là, l’inclination des partis était la moindre chose que l’on considérait dans les mariages. Finette trembla à cette nouvelle ; elle craignait, avec raison, que la haine que Riche-Cautèle avait pour elle n’eût passé dans le cœur d’un frère dont il était si chéri, et elle appréhenda que ce jeune prince ne voulût l’épouser que pour la sacrifier à son frère. Pleine de cette inquiétude, la princesse alla consulter la sage fée, qui l’estimait autant qu’elle avait méprisé Nonchalante et Babillarde.
La fée ne voulut rien révéler à Finette ; elle lui dit seulement :
— Princesse, vous êtes sage et prudente ; vous n’avez pris jusqu’ici des mesures si justes pour votre conduite qu’en vous mettant toujours dans l’esprit que la « défiance est mère de la sûreté. » Continuez de vous souvenir vivement de l’importance de cette maxime, et vous parviendrez à être heureuse sans le secours de mon art.
— Finette n’ayant pu tirer d’autre éclaircissement de la fée, s’en retourna au palais dans une extrême agitation.
Quelques jours après, cette princesse fut épousée par un ambassadeur, au nom du prince Bel-à-voir, et on l’emmena trouver son époux dans un équipage magnifique. On lui fit des entrées de même dans les deux premières villes frontières du roi Moult-Benin ; et dans la troisième elle trouva Bel-à-voir qui était venu au-devant d’elle par l’ordre de son père. Tout le monde était surpris de voir la tristesse de ce jeune prince à l’approche d’un mariage qu’il avait témoigné souhaiter : le roi même lui en faisait la guerre, et l’avait envoyé malgré lui au-devant de la princesse.
Quand Bel-à-voir la vit, il fut frappé de ses charmes : il lui en fit compliment, mais d’une manière si confuse, que les deux cours, qui savaient combien ce prince était spirituel et galant, crurent qu’il en était si vivement touché, qu’à force d’être amoureux, il perdait sa présence d’esprit. Toute la ville retentissait des cris de joie, et l’on n’entend fût tout à coup attaquée d’une âpre maladie, pour laquelle, malgré la science et l’habileté des médecins, on ne put trouver aucun secours. La désolation fut générale. Le roi, sensible et amoureux, malgré le proverbe fameux qui dit que l’hymen est le tombeau de l’amour, s’affligeait sans modération, faisait des vœux ardents à tous les temples de son royaume, offrait sa vie pour celle d’une épouse si chérie ; mais les dieux et les fées étaient invoqués en vain. La reine, sentant sa dernière heure approcher, dit à son époux qui fondait en larmes :
— Trouvez bon, avant que je meure, que j’exige une chose de vous ; c’est que, s’il vous prenait envie de vous remarier....
— A ces mots, le roi fit des cris pitoyables, prit les mains de sa femme, les baigna de pleurs, en l’assurant qu’il était superflu de lui parler d’un second hyménée :
— Non, non, dit-il enfin, ma chère reine, parlez-moi plutôt de vous suivre.
— L’État, reprit la reine avec une fermeté qui augmentait les regrets de ce prince, l’État qui doit exiger des successeurs, ne vous ayant donné qu’une fille, doit vous presser d’avoir des fils qui vous ressemblent ! mais je vous demande instamment par tout l’amour que vous avez eu pour moi, de ne céder à l’empressement de vos peuples que lorsque vous aurez trouvé une princesse plus belle et mieux faite que moi ; j’en veux votre serment ; et alors je mourrai contente.
On présume que la reine, qui ne manquait pas d’amour-propre, avait exigé ce serment, pensant bien que, ne croyant pas qu’il fût au monde personne qui pût l’égaler, c’était s’assurer que le roi ne se remarierait jamais. Enfin elle mourut. Jamais mari ne fit tant de vacarme : pleurer, sangloter jour et nuit, menus droits du veuvage, furent son unique occupation.
Les grandes douleurs ne durent pas. D’ailleurs les grands de l’État s’assemblèrent, et vinrent en corps demander au roi de se marier. Cette première proposition lui parut dure et lui fit répandre de nouvelles larmes. Il allégua le serment qu’il avait fait à la reine, défiant tous ses conseillers de pouvoir trouver une princesse plus belle, mieux faite que feu sa femme, pensant que cela était impossible. Mais le conseil traita de babiole une telle promesse, et dit qu’il importait peu de la beauté, pourvu qu’une reine fût vertueuse et point stérile ; que l’État demandait des princes pour son repos et sa tranquillité ; qu’à la vérité l’infante avait toutes les qualités requises pour faire une grande reine, mais qu’il fallait lui choisir un étranger pour époux ; et qu’alors, ou cet étranger l’emmènerait chez lui, ou que, s’il régnait avec elle, ses enfants ne seraient plus réputés du même sang, et que, n’y ayant point de prince de son nom les peuples voisins pouvaient leur susciter des guerres qui entraîneraient la ruine du royaume. Le roi, frappé de ces considérations, promit qu’il songerait à les contenter.
Effectivement il chercha parmi les princesses à marier qui serait celle qui pourrait lui convenir. Chaque jour on lui apportait des portraits charmants, mais aucune n’avait les grâces de la feue reine ; ainsi il ne se déterminait point. Malheureusement il s’avisa de trouver que l’infante sa fille était non-seulement belle et bien faite à ravir, mais qu’elle surpassait encore de beaucoup la reine sa mère en esprit et en agréments : sa jeunesse, l’agréable fraîcheur de son beau teint, enflamma le roi d’un feu si violent, qu’il ne put le cacher à l’infante, et lui dit qu’il avait résolu de l’épouser, puisqu’elle seule pouvait le dégager de son serment.
La jeune princesse, remplie de vertu et de-pudeur, pensa s’évanouir à cette horrible proposition. Elle se jeta aux pieds du roi son père, et le conjura avec toute la force qu’elle put trouver dans son esprit, de ne la pas contraindre à commettre un tel crime.
Le roi, qui s’était mis en tête ce bizarre projet, avait consulté un vieux druide pour mettre la conscience de la princesse en repos. Ce druide, moins religieux qu’ambitieux, sacrifia à l’honneur d’être confident d’un grand roi l’intérêt de l’innocence et de la vertu, et s’insinua avec tant d’adresse dans l’esprit du roi, lui adoucit tellement le crime qu’il allait commettre, qu’il lui persuada même que c’était une œuvre pie que d’épouser sa fille. Ce prince, flatté par les discours de ce scélérat, l’embrassa, et revint d’avec lui plus entêté que jamais de son projet : il fit donc ordonner à l’infante à se préparer à lui obéir.
La jeune princesse, outrée d’une vive douleur, n’imagina rien autre chose que d’aller trouver la fée des Lilas, sa marraine. Pour cet effet, elle partit la même nuit dans un joli cabriolet, attelé d’un gros mouton qui savait tous les chemins. Elle y arriva heureusement. La fée, qui aimait l’infante, lui dit qu’elle savait tout ce qu’elle venait lui dire, mais qu’elle n’eût aucun souci, que rien ne lui pouvait nuire, si elle exécutait fidèlement ce qu’elle allait lui prescrire.
— Car, ma chère enfant, lui dit-elle, ce serait une grande faute que d’épouser votre père ; mais, sans le contredire, vous pouvez l’éviter. Dites-lui que, pour remplir une fantaisie que vous avez, il faut qu’il vous donne une robe de la couleur du temps ; jamais, avec tout son amour et son pouvoir, il ne pourra y parvenir.
La princesse remercia bien sa marraine ; et dès le lendemain matin, elle dit au roi son père ce que la fée lui avait conseillé, et protesta qu’on ne tirerait d’elle aucun aveu qu’elle n’eût la robe couleur du temps. Le roi, ravi de l’espérance qu’elle lui donnait, assembla les plus fameux ouvriers, et leur commanda cette robe, sous la condition que, s’ils ne pouvaient réussir, il les ferait tous pendre. Il n’eut pas le chagrin d’en venir à cette extrémité : dès le second jour, ils apportèrent la robe si désirée. L’empyrée n’est pas d’un plus beau bleu, lorsqu’il est ceint de nuages d’or, que cette belle robe lorsqu’elle fut étalée. L’infante en fut toute contristée, et ne savait comment se tirer d’embarras. Le roi pressait la conclusion. Il fallut recourir encore à la marraine, qui, étonnée de ce que son secret n’avait pas réussi, lui dit d’essayer d’en demander une couleur de la lune. Le roi, qui ne pouvait lui rien refuser, envoya chercher les plus habiles ouvriers, et leur commanda si expressément une robe couleur de la lune, qu’entre ordonner et l’apporter il n’y eut pas vingt-quatre heures. L’infante, plus charmée de cette superbe robe que des soins du roi son père, s’affligea immodérément lorsqu’elle fut avec ses femmes et sa nourrice. La fée des Lilas, qui savait tout, vint au secours de l’affligée princesse, et lui dit :
— Ou je me trompe fort, ou je crois que, si vous demandiez une robe couleur du soleil, nous viendrons à bout de dégoûter le roi votre père, car jamais on ne pourra parvenir à faire une pareille robe, ou nous gagnerons toujours du temps. L’infante en convint, demanda la robe, et l’amoureux roi donna sans regret tous les diamants et les rubis de sa couronne pour aider à ce superbe ouvragé, avec ordre de ne rien épargner pour rendre cette robe égale au soleil. Aussi, dès qu’elle parut, tous ceux qui la virent déployée furent obligés de fermer les yeux, tant ils furent éblouis : c’est de ce temps que datent les lunettes vertes et les verres noirs. Que devint l’infante à cette vue ? jamais on n’avait rien vu de si beau et de si artistement ouvré. Elle était confondue ; et, sous prétexte d’en avoir mal aux yeux, elle se retira dans sa chambre, où la fée l’attendait, plus honteuse qu’on ne peut dire. Ce fut bien pis ; car, en voyant la robe du soleil, elle devint rouge de colère.
— Oh ! pour le coup, ma fille, dit-elle à l’infante, nous allons mettre l’indigne amour de votre père à une terrible épreuve. Je le crois bien entêté de ce mariage, qu’il voit si prochain ; mais je pense qu’il sera un peu étourdi de la demande que je vous conseille de lui faire ; c’est la peau de cet âne qu’il aime si passionnément, et qui fournit à toutes ses dépenses avec tant de profusion ; allez, et ne manquez pas de lui dire que vous désirez cette peau.
L’infante, ravie de trouver encore un moyen d’éluder un mariage qu’elle détestait, et qui pensait en même temps que son père ne pourrait jamais se résoudre à sacrifier son âne, vint le trouver, et lui exposa son désir pour la peau de ce bel animal. Quoique le roi fût étonné de cette fantaisie, il ne balança pas à la satisfaire. Le pauvre âne fut sacrifié, et la peau galamment apportée à l’infante, qui, ne voyant plus aucun moyen d’éluder son malheur, s’allait désespérer, lorsque sa marraine accourut.
— Que faites-vous, ma fille ! dit-elle voyant la princesse déchirant ses cheveux et meurtrissant ses belles joues. Voici le moment le plus heureux de votre vie. Enveloppez-vous de cette peau, sortez de ce palais, et allez tant que terre pourra vous porter : lorsqu’on sacrifie tout à la vertu, les dieux savent en récompenser. Allez, j’aurai soin que votre toilette vous suive partout ; en quelque lieu que vous vous arrêtiez, votre cassette, où seront vos habits et vos bijoux, suivra vos pas sous terre ; et voici ma baguette que je vous donne : en frappant la terre quand vous aurez besoin de cette cassette, elle paraîtra devant vos yeux : mais hâtez-vous de partir et ne tardez pas.
L’infante embrassa mille fois sa marraine, la pria de ne pas l’abandonner, s’affubla de cette vilaine peau, après s’être barbouillée de suie de cheminée, et sortit de ce riche palais sans être reconnue de personne.
L’absence de l’infante causa une grande rumeur. Le roi, au désespoir, qui avait fait préparer une fête magnifique, était inconsolable. Il fit partir plus de cent gendarmes et plus de mille mousquetaires pour aller à la quête de sa fille, mais la fée qui la protégeait la rendait invisible aux plus habiles recherches : ainsi, il fallut bien s’en consoler.
Pendant ce temps l’infante cheminait. Elle alla bien loin, bien loin, encore plus loin, et cherchait partout une place ; mais quoique par charité on lui donnât à manger, on la trouvait si crasseuse, que personne n’en voulait. Cependant elle entra dans une belle ville, à la porte de laquelle était une métairie dont la fermière avait besoin d’une souillon pour laver les torchons, et nettoyer les dindons et l’auge des cochons. Cette femme voyant cette voyageuse si malpropre, lui proposa d’entrer chez elle ; ce que l’infante accepta de grand cœur, tant elle était lasse d’avoir tant marché. On la mit dans un coin reculé de la cuisine, où elle fut les premiers jours en butte aux plaisanteries grossières de la valetaille, tant sa peau d’âne la rendait sale et dégoûtante. Enfin on s’y accoutuma ; d’ailleurs elle était si soigneuse de remplir ses devoirs, que la fermière la prit sous sa protection. Elle conduisait les moutons, les faisait parquer au temps où il le fallait ; elle menait les dindons paître avec une telle intelligence, qu’il semblait qu’elle n’eût jamais fait autre chose : aussi tout fructifiait sous ses belles mains.
Un jour qu’assise près d’une claire fontaine, où elle déplorait souvent sa triste condition, elle s’avisa de s’y mirer, l’effroyable peau d’âne qui faisait sa coiffure et son habillement l’épouvanta. Honteuse de cet ajustement, elle se décrassa le visage et les mains, qui devinrent plus blanches que l’ivoire, et son beau teint reprit sa fraîcheur naturelle. La joie de se trouver si belle lui donna envie de s’y baigner, ce qu’elle exécuta ; mais il lui fallut remettre son indigne peau pour retourner à la métairie. Heureusement le lendemain était un jour de fête : ainsi elle eut le loisir de tirer sa cassette, d’arranger sa toilette, de poudrer ses beaux cheveux, et de mettre sa belle robe couleur du temps. Sa chambre était si petite, que la queue de cette belle robe ne pouvait pas s’étendre. La belle princesse se mira et s’admira elle-même, avec raison ; si bien qu’elle résolut, pour se désennuyer, de mettre tour à tour ses belles robes, les fêtes et les dimanches, ce qu’elle exécuta ponctuellement. Elle mêlait des fleurs et des diamants dans ses beaux cheveux avec un art admirable ; et souvent elle soupirait de n’avoir pour témoin de sa beauté que ses moutons et ses dindons, qui l’aimaient autant avec son horrible peau d’âne, dont on lui avait donné le nom dans cette ferme.
Un jour de fête que Peau d’Ane avait mis la robe couleur du soleil, le fils du roi à qui cette ferme appartenait, vint y descendre pour se reposer en revenant de la chasse. Ce prince était jeune, beau et admirablement bien fait, l’amour de son père et de la reine sa mère, adoré des peuples. On offrit une collation champêtre à ce jeune prince, qui l’accepta ; puis il se mit à parcourir les basses-cours, et tous les recoins. En courant ainsi de lieu en lieu, il entra dans une sombre allée, au bout de laquelle il vit une porte fermée ! La curiosité lui fit mettre l’œil à la serrure. Mais que devint-il en apercevant la princesse si belle et si richement vêtue qu’à son air noble et modeste il prit pour une divinité ? L’impétuosité du sentiment qu’il éprouva dans ce moment l’aurait porté à enfoncer la porte, sans le respect que lui inspira cette ravissante personne.
Il sortit avec peine de cette petite allée sombre et obscure, mais ce fut pour s’informer qui était la personne qui demeurait dans cette petite chambre. On lui répondit que c’était une souillon qu’on nommait Peau d’Ane, à cause de la peau dont elle s’habillait, et qu’elle était si sale et si crasseuse, que personne ne la regardait ni ne lui parlait ; et qu’on ne l’avait prise que par pitié pour garder les moutons et les dindons.
Le prince, peu satisfait de cet éclaircissement, vit bien que ces gens grossiers n’en savaient pas davantage, et qu’il était inutile de les questionner. Il revint au palais du roi son père plus amoureux qu’on ne peut dire, ayant continuellement devant les yeux la belle image de cette divinité qu’il avait vue par le trou de la serrure. Il se repentit de n’avoir pas heurté à la porte, et se promit bien de n’y pas manquer une autre fois. Mais l’agitation de son sang, causée par l’ardeur de son amour, lui donna dans la même nuit une fièvre si terrible, que bientôt il fut réduit à l’extrémité. La reine sa mère qui n’avait que lui d’enfant, se désespérait de ce que tous les remèdes étaient inutiles. Elle promettait en vain les plus grandes récompenses aux médecins ; ils y employaient tout leur art : mais rien ne guérissait le prince. Enfin ils devinèrent qu’un mortel chagrin causait tout ce ravage, ils en avertirent la reine, qui, toute pleine de tendresse pour son fils, vint le conjurer de dire la cause de son mal, et que quand il s’agirait de lui céder sa couronne, le roi son père descendrait de son trône sans regret pour l’y faire monter ; que s’il désirait quelque princesse, quand même on serait en guerre avec le roi son père et qu’on eût de justes sujets de s’en plaindre, on sacrifierait tout pour obtenir ce qu’il désirait ; mais qu’elle le conjurait de ne pas se laisser mourir, puisque de sa vie dépendait la leur. La reine n’acheva pas ce touchant discours sans mouiller le visage du prince d’un torrent de larmes.
— Madame, lui dit enfin le prince avec une voix fort faible, je ne suis pas assez dénaturé pour désirer la couronne de mon père : plût au ciel qu’il vive de longues années, et qu’il veuille bien que je sois longtemps le plus fidèle et le plus respectueux de ses sujets ! Quant aux princesses que vous m’offrez, je n’ai point encore pensé à me marier ; et vous pensez bien que, soumis comme je le suis à vos volontés, je vous obéirai toujours, quoi qu’il m’en coûte.
— Ah ! mon fils, reprit la reine, rien ne nous coûtera pour te sauver la vie ; mais, mon cher fils, sauve la mienne et celle du roi ton père en me déclarant ce que tu désires, et sois bien assuré qu’il te sera accordé.
— Eh bien ! madame, dit-il, puisqu’il faut vous déclarer ma pensée, je vais vous obéir ; je me ferais un crime de mettre en danger deux têtes qui me sont si chères. Oui, ma mère, je désire que Peau d’Ane me fasse un gâteau, et que, dès qu’il sera fait, on me l’apporte.
La reine, étonnée de ce nom bizarre, demanda qui était cette Peau d’Ane.
— C’est, madame, reprit un de ses officiers, qui par hasard avait vu cette fille, c’est, dit-il, la plus vilaine bête après le loup : une noire peau, une crasseuse qui loge dans votre métairie, et qui garde vos dindons.
— N’importe, dit la reine ; mon fils, au retour de la chasse, a peut-être mangé de sa pâtisserie : c’est une fantaisie de malade ; en un mot, je veux que Peau d’Ane, puisque Peau d’Ane y a, lui fasse promptement un gâteau.
On courut à la métairie et l’on fit venir Peau d’Ane, pour lui ordonner de faire de son mieux un gâteau pour le prince.
Quelques auteurs ont assuré qu’au moment que ce prince avait mis l’œil à la serrure, Peau d’Ane l’avait aperçu ; et puis que, regardant par sa petite fenêtre, elle avait vu ce prince si jeune, si beau et si bien fait, que l’idée lui en était restée, et que souvent ce souvenir lui avait coûté quelques soupirs. Quoi qu’il en soit, Peau d’Ane l’ayant vu, ou en ayant beaucoup entendu parler avec éloge, ravie de pouvoir trouver un moyen d’être connue, s’enferma dans sa chambrette, jeta sa vilaine peau, se décrassa le visage et les mains, se coiffa de ses blonds cheveux, mit un beau corset d’argent brillant, un jupon pareil, et se mit à faire le gâteau tant désiré : elle prit de la plus pure farine, des œufs et du beurre bien frais. En travaillant, soit de dessein ou autrement, une bague qu’elle avait au doigt tomba dans la pâte, s’y mêla, et dès que le gâteau fut cuit, s’affublant de son horrible peau, elle donna le gâteau à l’officier, à qui elle demanda des nouvelles du prince ; mais cet homme ne daignant pas lui répondre, courut chez le prince lui porter ce gâteau.
Le prince le prit avidement des mains de cet homme, et le mangea avec une telle vivacité, que les médecins qui étaient présents ne manquèrent pas de dire que cette fureur n’était pas un bon signe : effectivement le prince pensa s’étrangler par la bague qu’il trouva dans un des morceaux du gâteau ; mais il la retira adroitement de sa bouche, et son ardeur à dévorer ce gâteau se ralentit, en examinant cette fine émeraude montée sur un jonc d’or, dont le cercle était si étroit, qu’il jugea ne pouvoir servir qu’au plus petit joli doigt du monde.
Il baisa mille fois cette bague, la mit sous son chevet, et l’en tirait à tout moment quand il croyait n’être vu de personne. Le tourment qu’il se donna pour imaginer comment il pourrait voir celle à qui cette bague pouvait aller, et n’osant croire, s’il demandait Peau d’Ane qui avait fait ce gâteau qu’il avait demandé, qu’on lui accordât de la faire venir ; n’osant non plus dire ce qu’il avait vu par le trou de cette serrure, de crainte qu’on ne se moquât de lui et qu’on ne le prît pour un visionnaire, toutes ces idées le tourmentant à la fois, la fièvre le reprit fortement ; et les médecins ne sachant plus que faire, déclarèrent à la reine que le prince était malade d’amour. La reine accourut chez son fils avec le roi, qui se désolait :
— Mon fils, mon cher fils, s’écria le monarque affligé, nomme-nous celle que tu veux ; nous jurons que nous te la donnerons, fût-elle la plus vile des esclaves.
La reine, en l’embrassant, lui confirma le serment du roi. Le prince, attendri par les larmes et les caresses des auteurs de ses jours :
— Mon père et ma mère, leur dit-il, je n’ai point dessein de faire une alliance qui vous déplaise : et pour preuve de cette vérité, dit-il, en tirant l’émeraude de dessous son chevet, c’est que j’épouserai celle à qui cette bague ira quelle qu’elle soit ; et il n’y a pas d’apparence que celle qui aura ce joli doigt soit une rustaude ou une paysanne.
Le roi et la reine prirent la bague, l’examinèrent curieusement, et jugèrent, ainsi que le prince, que cette bague ne pouvait aller qu’à quelque fille de bonne maison. Alors le roi, ayant embrassé son fils en le conjurant de guérir, sortit, fit sonner les tambours, les fifres et les trompettes par toute la ville, et crier par ses hérauts que l’on n’avait qu’à venir an palais essayer une bague, et que celle à qui elle irait juste épouserait l’héritier du trône.
Les princesses d’abord arrivèrent, puis les duchesses, les marquises et les baronnes ; mais elles eurent beau toutes s’amenuiser les doigts, aucune ne put mettre la bague. Il en fallut venir aux grisettes, qui, toutes jolies qu’elles étaient, avaient toutes les doigts trop gros. Le prince, qui se portait mieux, faisait lui-même l’essai. Enfin on en vint aux filles de chambre ; elles ne réussirent pas mieux. Il n’y avait plus personne qui n’eût essayé cette bague sans succès, lorsque le prince demanda les cuisinières, les marmitonnes, les gardeuses de moutons ; on amena tout cela : mais leurs gros doigts rouges et courts ne purent seulement aller par delà l’ongle.
— A-t-on fait venir cette Peau d’Ane qui m’a fait un gâteau ces jours derniers ?
— dit le prince. Chacun se prit à rire, et lui dit que non, tant elle était sale et crasseuse.
— Qu’on l’aille chercher tout à l’heure, dit le roi ; il ne sera pas dit que j’aie excepté quelqu’un.
On courut, en riant et se moquant, chercher la dindonnière.
L’infante, qui avait entendu les tambours et le cri des hérauts d’armes, s’était bien doutée que sa bague faisait ce tintamarre : elle aimait le prince, et comme le véritable amour est craintif et n’a point de vanité, elle était dans la crainte continuelle que quelque dame n’eût le doigt aussi menu que le sien. Elle eut donc une grande joie quand on vint la chercher et qu’on heurta à sa porte. Depuis qu’elle avait su qu’on cherchait un doigt propre à mettre sa bague, je ne sais quel espoir l’avait portée à se coiffer plus soigneusement, et à mettre son beau corset d’argent, avec le jupon plein de falbalas, de dentelles d’argent, semé d’émeraudes. Sitôt qu’elle entendit qu’on heurtait à la porte et qu’on l’appelait pour aller chez le prince, elle remit promptement sa peau d’âne, ouvrit sa porte, et ces gens, en se moquant d’elle, lui dirent que le roi la demandait pour lui faire épouser son fils ; puis avec de longs éclats de rire, ils la menèrent chez le prince, qui, lui-même étonné de l’accoutrement de cette fille, n’osa croire que ce fût celle qu’il avait vue si pompeuse et si belle. Triste et confus de s’être si lourdement trompé :
— Est-ce vous, lui dit-il, qui logez au fond de cette allée obscure, dans la troisième basse-cour de la métairie ?
— Oui, seigneur, répondit-elle.
— Montrez-moi votre main, dit-il en tremblant et poussant un profond soupir.
— Dam ! qui fut bien surpris ? Ce furent le roi et la reine, ainsi que tous les chambellans et les grands de la cour, lorsque de dessous cette peau noire et crasseuse sortit une petite main délicate, blanche et couleur de rose, où la bague s’ajusta sans peine au plus joli petit doigt du monde ; et par un petit mouvement que l’infante se donna, la peau tomba ; elle parut d’une beauté si ravissante, que le prince, tout faible qu’il était, se mit à ses genoux et les serra avec une ardeur qui la fit rougir ; mais on ne s’en aperçut presque pas, parce que le roi et la reine vinrent l’embrasser de toute leur force, et lui demander si elle voulait bien épouser leur fils. La princesse, confuse de tant de caresses et de l’amour que lui marquait ce beau jeune prince, allait cependant les en remercier, lorsque le plafond du salon s’ouvrit, et que la fée des Lilas, descendant dans un char fait de branches et de fleurs de son nom, conta, avec une grâce infinie, l’histoire de l’infante. Le roi et la reine, charmés de voir que Peau d’Ane était une grande princesse, redoublèrent leurs caresses ; mais le prince fut encore plus sensible à la vertu de la princesse ; et son amour s’accrut par cette connaissance. L’impatience du prince pour épouser la princesse fut telle, qu’à peine donna-t-il le temps de faire les préparatifs convenables pour cet auguste hyménée. Le roi et la reine, qui étaient affolés de leur belle-fille, lui faisaient mille caresses et la tenaient incessamment dans leurs bras ; elle avait déclaré qu’elle ne pouvait épouser le prince sans le consentement du roi son père : aussi fut-il le premier auquel on envoya une invitation sans lui dire qu’elle était l’épousée ; la fée des Lilas, qui présidait à tout, comme de raison, l’avait exigé, à cause des conséquences. Il vint des rois de tous les pays, les uns en chaise à porteurs, d’autres en cabriolet ; les plus éloignés, montés sur des éléphants, sur des tigres, sur des aigles ; mais le plus magnifique et le plus puissant fut le père de l’infante, qui heureusement avait oublié son amour déréglé et avait épousé une reine veuve fort belle, dont il n’avait point eu d’enfant. L’infante courut au-devant de lui : il la reconnut aussitôt et l’embrassa avec une grande tendresse avant qu’elle eût eu le temps de se jeter à ses genoux. Le roi et la reine lui présentèrent leur fils, qu’il combla d’amitié. Les noces se firent avec toute la pompe imaginable. Les jeunes époux, peu sensibles à ces magnificences, ne virent et ne regardèrent qu’eux. Le roi, père du prince, fit couronner son fils ce même jour ; et lui baisant les mains, le plaça sur son trône, malgré la résistance de ce fils bien né : mais il fallut obéir. Les fêtes de cet illustre mariage durèrent près de trois mois ; mais l’amour de ces deux époux durerait encore, tant ils s’aimaient, s’ils n’étaient pas morts cent ans après.
Le conte de Peau d’Ane est difficile à croire ;
Mais tant que dans le monde on aura des enfants,
Des mères et des mères-grands,
On en gardera la mémoire.